Sénégal, maintenir vivace la flamme de la résistance contre la domination néocoloniale(partie 1)
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Depuis quelques décennies, la jeunesse sénégalaise révoltée contre les iniques conditions qui lui sont imposées par les différents régimes au pouvoir, s’est engagée dans un processus de résistance, avec des moments forts marqués par des pics de violences, occasionnant des morts d’hommes.
Cette jeunesse combattante, qui avait placé son espoir dans le mouvement des patriotes et son leader qui pour eux, incarnait « l’anti système », assiste maintenant ébahie et presque incrédule, à la sanglante répression que l’ordre impérialiste inflige, par procuration, aux peuples en lutte à chaque velléité de rupture contre l’injuste système néocolonial, afin de neutraliser par la peur, et pour longtemps encore, tout projet de libération.
Pourtant, la répression des forces dites de gauche, la dissolution de partis politiques, les emprisonnements et l’élimination de dissidents ne sont pas des phénomènes nouveaux dans ce pays, considéré par certains comme « un modèle de démocratie ».
L’une des faiblesses de nos mouvements politiques, ne réside-t-elle pas dans leur incapacité à inscrire dans la durée le combat contre les forces oppressives, à garder vivace la flamme de la résistance, faute de ne pas tirer suffisamment profit des enseignements de l’histoire politique de nos pays ?
En quoi la neutralisation de personnalités politiques prônant un système de gouvernance alternatif, comme feu Mamadou Dia, la répression des mouvements anticolonialistes, le démantèlement de certains partis, entre autres, ont-ils permis d’anticiper sur celles en cours ?
Quelles sont les forces sociales qui, à l’époque, avaient participé de façon active ou s’étaient faites par leur indifférence les complices de cette répression ?
Ne sont-elles pas les mêmes qui aujourd’hui s’opposent à la rupture d’avec le statu quo néocolonial ?
Il s’agit de mieux comprendre les conditions de la lutte sociale, les dynamiques sociales, les enjeux du monde dans lequel nous vivons, afin de pouvoir mobiliser les forces endogènes au service d’un véritable projet de transformation de notre société.
L’absence d’une solide compréhension de la culture et la sociologie de notre société, de ses structures de pouvoir, le refus obstiné de définir nos stratégies de luttes et modes d’organisation par nous-mêmes, ne serait pas étrangère à cette situation.
Nous ne disposons pas d’une doctrine politico-idéologique résolument tournée vers l’indépendance, réfractaire à toute sorte de domination, qui telle une « idée-force » traverserait les régimes politiques, dépasserait les affiliations partisanes ethniques ou religieuses, et constituerait l’armature de nos politiques publiques ; qui constituerait la réponse à la doctrine coloniale occidentale qui traverse depuis des siècles, opère selon la même logique oppressive, de pillage et d’exploitation, en procédant à quelques superficiels ajustements.
Doctrine qui fonctionnerait comme l’élément moteur d’un élan endogène collectif fort qui nous pousserait au dépassement de soi, nous incitant à transformer les défis, contraintes de nos pays en instruments de force et d’influence, économique, politique, commerciale et militaire. Nous avons au contraire été endoctrinés à embrasser une posture résolument collaborationniste avec le conquérant, considéré comme un « allié ».
Cette « alliance » contre nature aurait pu être compréhensible s’il s’agissait d’une stratégie adoptée en vue de regagner plus d’autonomie et accumuler plus de pouvoir pour sortir de la vassalité à long terme. Bien au contraire, selon le discours dominant, tout laisse à penser que nous cherchons et/ou trouvons plutôt confort et valorisation au sein de l’univers colonial.
C’est ainsi que l’on peut constater que dans le discours de certains, avoir la nationalité du colonisateur avant même certains français dits de « souche », ou d’avoir voté sous la domination coloniale est considéré comme une source de fierté.
Les avantages que les pays dominants nous accordent en récompense des bons offices que nous leur fournissons dans leur volonté d’expansion impériale, sont considérés comme des victoires diplomatiques, des signes de notre « influence » dans le monde.
Les «privilèges » dont a bénéficié le Sénégal en tant que première colonie française, à savoir, les institutions universitaires où ont été formés certains dirigeants des pays voisins, les différentes infrastructures entre autres éléments de sa « pacification », en tant que capitale de l’AOF, sont devenus des sources de fierté et seraient même au fondement de « l’exception culturelle sénégalaise ».
Ce qui nous distinguerait des autres pays africains, qui deviennent ainsi nos rivaux, embrassant ainsi la fameuse politique de la division entre pays opprimés c’est ce que l’empire colonial français « a fait de nous » ?
L’extraversion de notre économie s’accompagne de celle de notre personnalité aussi bien individuelle que collective. Toutes nos aspirations sont tournées vers l’extérieur, principalement vers le monde occidental. C’est à l’aune des critères occidentaux que nous mesurons les performances de nos hommes politiques, l’influence de nos intellectuels. Même le professionnalisme de nos forces de défense et de sécurité se juge, non pas d’après leurs interactions avec leurs propres concitoyens, mais d’après leur comportement lors de leurs missions onusiennes.
Le regard que la communauté internationale porte sur le « Sénégal » importe beaucoup plus que ce que les Sénégalais eux-mêmes pensent de leur pays.
Le fait que nous jugions de la « grandeur » de nos intellectuels, non pas sur leur contribution à l’élévation de notre conscience collective, mais plutôt par le degré de reconnaissance dont ils jouissent auprès de certains cercles de l’intelligentsia occidentale, signifie que nous nous sommes déjà agenouillés devant ceux qui valident leur œuvre, comme étant les possesseurs de la raison et de la vérité.
Cette posture est en soi, foncièrement anti intellectuelle, car elle constitue une abdication de notre esprit critique devant des individus dotés des mêmes facultés et dispositions d’esprit que nous, et qui sont loin d’avoir le monopole de la raison.
Elle réduit le travail intellectuel essentiellement à notre connaissance des « humanités classiques occidentales », nous contentant de superficielles connaissances sur celles africaines.
En nous invitant dans le dialogue intergénérationnel que l’Occident mène avec lui-même depuis des siècles, nous nous sommes positionnés comme de simples caisses de résonance de théories élaborées par d’autres, incapables de toute réflexion autonome sur la vie, nos sociétés et le monde qui nous entoure.
Nous ne « questionnons » pas les intérêts politiques et idéologiques que servent « nos intellectuels médiatiques ».
Rien ne vient secouer le « confort » de ceux qui veulent fermer les yeux sur la réalité de l’impérialisme, du néocolonialisme et ses ravages. Certains d’entre eux n’éprouvent même aucune gêne à se présenter en défenseurs « d’une nouvelle politique africaine de la France ». Si bien que le dévoilement des mécanismes et les critiques de ce système, sont beaucoup plus fréquents et même souvent plus virulents dans les milieux académiques occidentaux que dans leurs travaux.
A quoi sert-il de disposer de « lumières » qui ne nous éclairent pas, qui ne font pas reculer les frontières de l’ignorance ; ne combattent pas ceux qui nous maintiennent dans les ténèbres ?
Fascinés par la belle rhétorique de l’Occident nous, n’examinons pas la véracité de son discours triomphant sur lui-même et le monde. Pas plus que nous ne dévoilons ses incohérences devant ses arrogantes prétentions civilisatrices qui tranchent avec ses pratiques et politiques d’une rare barbarie, aussi destructrices pour l’humanité que pour l’environnement. Nous ne remettons pas en question le rôle de l’Etat hérité de la colonisation, encore moins à faire changer d’orientation, ce carcan institutionnel qui continue de confisquer notre souveraineté. Au lieu d’aller à la reconquête du pouvoir africain, nous sommes au contraire tombés dans l’idolâtrie de l’Etat, qui serait devenu tout puissant sous nos cieux. Et son emprise négative sur nos existences ne devrait souffrir aucune contestation sous peine de « réduire son autorité ». Alors que presque partout ailleurs, il a fait l’objet d’assauts répétés par les masses en colère et des esprits porteurs d’idéaux de Justice et de progrès social.
L’autorité de l’Etat ne s’exercerait–elle donc que sur ses citoyens sans défense ? Cette autorité n’est-elle pas menacée par la permanente ingérence étrangère dans presque tous les domaines de notre politique intérieure, qui de nos jours s’affiche sans aucune retenue de la part des autorités françaises ?
Cet Etat dépouillé de l’essentiel de ses fonctions dont les prérogatives usurpées sont assurées par des agences et de nouveaux administrateurs coloniaux, que sont les institutions étrangères, le Fonds Monétaire International, la Banque mondiale et la pléthore d’ONG opérant sur notre territoire.
Alors que presque partout en Europe, notamment en France, l’interventionnisme de l’Etat a contribué à réguler et contrôler la vie économique et sociale, de la création des manufactures royales aux industries modernes. Cet interventionnisme existe même aux Etats-Unis, centre du capitalisme néo libéral et dans des pays où jadis l’emprise de l’Etat, surtout dans la vie économique, n’était pas aussi forte.
Le rôle de l’Etat n’est pas figé pour toujours, il est celui qu’à un moment donné, des hommes ont décidé de lui donner.
Même notre conception du patriotisme demeure essentiellement eurocentrique. Car, comme eux, nous considérons que les plus grands patriotes sont les soldats qui bien souvent meurent pour défendre des intérêts de l’aristocratie financière plus loyale à leur profit qu’à leur patrie. Les vrais patriotes ne sont-ils pas à rechercher parmi ces millions de civils qui consacrent leur vie, et, si nécessaire, la sacrifient, en défendant des causes et des idéaux pour lesquels ils ont vécu ?
Quel est le sens du patriotisme sous la domination impérialiste, lorsque nous soutenons l’empire dans tous ses combats contre les peuples qu’il agresse pour les piller et les exploiter, comme au temps des guerres de pacification coloniale ?
Peut-il exister une armée véritablement patriote dans un Etat néocolonial ?
Lors des évènements de « mars 2021 », certains observateurs ont pu constater la présence de nos forces de défense à côté d’éléments français, pour assurer la protection de magasins Auchan, tout comme lors des évènements de 1968, aussi bien l’armée nationale que celle française à qui le président Senghor avait fait appel, étaient intervenues pour réprimer la rébellion estudiantine. Existe-t-il de plus triste symbole que celui d’une armée dont la mission est de défendre ses compatriotes contre les ennemis extérieurs, faisant face à son peuple à côté d’une armée étrangère pour défendre une entreprise étrangère. La défense des personnes et des biens ne devrait-elle pas en principe être étendue à tous les résidents ?
Ces actes devraient nous pousser à réfléchir davantage sur la nature de l’Etat néocolonial qui, à travers ses différentes institutions, servant fondamentalement à défendre les intérêts du capital financier, a nécessairement le peuple pour principal ennemi, peuple dont il n’a cessé d’aggraver le processus d’indigénisation, entamé depuis la colonisation.
Bien plus qu’un recul « démocratique », nous pensons que se dessine au Sénégal, sur le fond d’une constante dégradation des conditions socio-économiques des populations, une régression socio-culturelle dont le délitement du lien social, la rupture de confiance entre gouvernants et citoyens, dans un contexte où les citoyens ne parviennent pas à s’identifier à un Etat qui ne représente pas la souveraineté nationale, sont les conséquences.
Nous sommes véritablement en présence d’une société, toutes catégories sociales confondues, qui « ruse avec ses principes ».
La soumission à l’ordre impérialiste, capitaliste et néocolonial par la grande majorité de la société, est selon nous la cause première de la déchéance morale et de la perte des valeurs dont nous nous plaignons. L’oppression étant la mère de toutes les injustices et la cause de la plupart des dérives liées aux stratégies de survie que les individus mettent en place face aux nombreuses difficultés de la vie ; surtout avec un Etat incapable « d’acheter la paix sociale » comme dans les pays industrialisés, et qui ne compte que sur la répression pour maintenir « l’ordre », aussi injuste qu’il puisse être.
« L’ordre » dont il est question ici, est celui strictement légal, sans aucune considération morale. Celui qui permet la perpétuation des privilèges de classes, d’ordres, de castes, de positions et statuts sociaux reposant souvent sur l’exploitation des pauvres par les riches, qui eux échappent plus facilement aux sanctions qui frappent « ceux qui ne comptent pas », ceux qui doivent lutter pour l’avènement d’un ordre moral basé sur la Justice .
Nous considérons comme signes de progrès, les infrastructures modernes, qui pour beaucoup d’entre nous évoquent l’Occident, ces superficiels changements cachent la continuité des inégalités, la reproduction des relations d’exploitation.
Aveuglés par notre goût immodéré pour la consommation de produits et services de luxe, encouragé en cela par une élite dépourvue de tout idéal transcendant, nous sommes disposés à renoncer à tout l’héritage culturel dont nous nous disons porteurs, pour habiter les ghettos d’une modernité construite principalement sur l’exploitation de nos compétences, notre sang, notre sueur et ceux des autres peuples conquis.
La foi, la spiritualité, n’auraient-elles pas pour vocation première de nous libérer de toute servitude aussi bien intérieure qu’extérieure, d’éveiller en nous le sens de la liberté et de la dignité ?
Nous poussons même l’incohérence jusqu’à attendre la Justice, d’un ordre impérialiste global reposant sur l’oppression des peuples, et la Vérité, du système médiatique chargé de sa propagande.
Nous parlons de la responsabilité de l’Etat, alors que la principale préoccupation de nombreux hommes politiques, agents administratifs, syndicats, autorités religieuses, traditionnelles et populations, est de prendre leur part des largesses que celui-ci peut leur offrir.
En sacrifiant ainsi tout sentiment d’appartenance nationale, notre « identité » est de plus déterminée par notre capacité de consommation, par « l’avoir » plus que par « l’Etre ».
Loin de constituer une nation, nous sommes devenus des individus isolés, mûs par nos seuls intérêts personnels, sans aucun lien nous permettant de faire corps face à l’adversité. Nos sociétés dominées fonctionnent comme si nous avions adopté de fait, collectivement, le statut de l’esclave, arraché à son groupe, privé de tout héritage, sans code de comportement collectif à respecter, sans liens de solidarité qui lui permettraient d’assurer sa sécurité et de défendre sa liberté.
Devenus de fervents adorateurs du « veau d’or », nous sommes les principaux instruments de la domination, de l’exploitation et de la répression, en somme, d’auto destruction de notre société à tous les niveaux.
Il suffit de voir la violence avec laquelle nous exécutons les « injustes ordres de nos injustes maîtres », la cruauté avec laquelle nous piétinons les droits de nos concitoyens, arrachons leurs terres, brisons les rêves de millions d’individus, méprisons les humbles et maltraitons les prisonniers.
C’est cette accommodation à la servitude qui nous pousse à prendre pour ennemis tous ceux qui veulent changer l’ordre social, parce qu’ils constituent une menace pour la « paix » sans honneur. Celle de la docile soumission à la domination capitaliste, impérialiste et néocoloniale qui sert les intérêts d’une petite minorité. Selon cette perspective, les Africains ne devraient point entretenir de grandes ambitions, mener des actions d’envergure ou nourrir des rêves de puissance.
Avec de pareilles dispositions d’esprit, est-ce surprenant que l’on puisse rester dans une situation de quasi indifférence, devant l’instauration d’un régime qui méprise les principes les plus élémentaires du fonctionnement d’un Etat, qui viole les droits les plus fondamentaux de l’individu ?
Nous avons tous une responsabilité dans la situation chaotique dans lequel se trouve notre pays. Cette crise est le résultat de nos abdications, renoncements et compromissions avec les principes. Certains ont préféré renoncer à leur liberté pour une paix relative, d’autres, surtout les organisations politiques, sous le prétexte de stratégies ont privilégié les simplistes calculs politiciens de « conquête du pouvoir »
Nous avons toléré le report des élections législatives et locales, l’existence d’un fichier électoral des plus obscur, des procédures électorales des plus surréalistes, allant jusqu’à exclure une liste de titulaires validant des suppléants. Nous avons accepté la privatisation du service public, la fermeture arbitraire des institutions universitaires, les disparitions et assassinats non élucidés, l’emprisonnement d’opposants politiques pour des motifs des plus légers, la détention arbitraire de nombreuses personnes, l’extrême négligence qui prévaut dans l’exercice de nos responsabilités professionnelles ou électives, ainsi que le manque de respect de la vie humaine. Ce sont là entre autres, autant de signes alarmants qui auraient dû susciter l’indignation de tous ceux qui sont attachés à la justice, au respect des principes les plus fondamentaux de la vie en communauté.
Les incohérences évoquées ci-dessus de façon succincte, sont loin d’être spécifiques au Sénégal. Elles frappent, à des degrés divers, le continent africain et tous les peuples qui subissent la domination coloniale.
Chez tous les peuples se trouvent des individus qui exploitent ou qui profitent de l’exploitation de leur peuple et ceux qui luttent contre les injustices de l’oppression. C’est de la confrontation de ces deux forces antagonistes, aux intérêts divergents au sein d’un même peuple, que jaillissent les révolutions. Le peuple sénégalais doit s’engager dans ce processus de façon inéluctable.
Sidya Diop