Rompre avec la tutelle intellectuelle et le mimétisme de l’Occident
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En Afrique, l’accueil sans réserve que nous faisons à l’expertise étrangère, vient en grande partie, du complexe d’infériorité, véhiculé par l’école, qui a tendance à nous convaincre de notre incapacité à compter sur nos propres ressources intellectuelles.
Le colonialisme dans sa stratégie d’asseoir son hégémonie, a procédé à l’étouffement des potentialités économiques mais aussi intellectuelles des peuples colonisés. Procédant par l’interdiction de certaines activités artisanales, la destruction de bibliothèques, la fermeture d’établissements d’enseignements traditionnels, l’Occident s’est arrogé le droit d’imposer son histoire, ses valeurs, concevoir et valider les thèmes, définir les concepts fondamentaux.
Ce complexe est favorisé par nos systèmes d’enseignement qui prédisposent nos esprits à être réceptifs aux différents discours de l’Occident sur lui-même, sur le monde et sur nous-mêmes.
Cette hégémonie culturelle se traduit par le mimétisme qui régit la pratique et les orientations majeures de la vie intellectuelle, de nos activités économiques et artistiques.
Dans nos pays, la maîtrise de la langue du colonisateur, permet à la classe instruite d’accéder aux emplois et aux postes de pouvoir. Elle lui permet d’exercer sa domination sur les individus considérés comme analphabètes ; qu’ils disposent d’excellentes aptitudes intellectuelles ou qu’ils soient d’éminents lettrés en d’autres langues n’y change rien. Ces populations demeurent quasiment exclues de la vie politique, elles sont obligées de « suivre » les débats politiques sur les questions qui les affectent, en langues étrangères, d’aller exposer leurs griefs et défendre leur cause devant les juridictions de leurs propres pays par l’intermédiaire de traducteurs.
Nous avons pris l’habitude de penser les concepts dans leur définition occidentale.
N’est-il pas très fréquent de voir les travaux académiques des Africains, dans leur tentative d’éclairer certaines notions (travail, éducation, et autres), renvoyer à leur étymologie dans les langues latines ou grecs, sans presque jamais indiquer si ces concepts reflètent la même réalité dans leurs langues maternelles ?
Les mots ne sont pas seulement des moyens de communication, ils ont une histoire, représentent des expériences, des intentions et projections qu’elles soient politiques, sociales ou économiques. Ils organisent la pensée et les comportements. Définir notre propre réalité par des concepts étrangers, peut nous rendre aveugles à nos propres réalités et restreindre nos potentialités.
Les mots peuvent, selon leur contexte, résonner différemment, inspirer des sentiments positifs ou négatifs.
La définition de la « femme au foyer » par exemple, n’a pas la même signification partout. En France, elle désigne apparemment une femme sans profession ou activité rémunérée. Appliquée en Afrique, cette définition ne correspond pas à cette réalité. Qui étaient et sont les potières, teinturières, vannières, coiffeuses, commerçantes et autres, sinon des femmes qui combinaient et combinent la gestion de leur foyer avec leurs activités professionnelles. N’est ce pas ce qu’exprime le néologisme de « Mompreneurs », terme utilisé en France, qui traduit une réalité qui existe depuis des siècles en Afrique.
De façon générale la perception du statut de « femme au foyer » varie en fonction de l’environnement socio-économique
En empruntant des lunettes occidentales pour lire notre réalité, nous nous comportons comme d’authentiques « ignorants » de notre propre environnement, allant jusqu’à infliger des traitements, à des personnes en bonne santé. Transposer de façon irraisonnée, des diagnostics posés ailleurs, nous dispense d’initier une réflexion authentique sur nos propres institutions économiques et sociales.
Ces femmes actives, seront classées par des gens instruits, comme des femmes au foyer sans activité, ce qui est loin de refléter leur statut socioéconomique.
Au delà de la simple question de terminologie, comprendre le rôle de ces activités permet d’explorer une large palette de possibilités d’organisation de nos activités économiques et sociales. C’est bien des façons créatives, d’aménagement du temps de travail ancrés dans nos réalités qui s’offrent à notre imagination. C’est tout un univers de possibilités, d’alternatives que le mimétisme nous empêche de pénétrer.
L’Afrique a connu une vie politique et économique et commerciale dynamique bien avant sa subjugation. L’ignorance de notre histoire nous fait prendre des retours en arrière comme des progrès, parce que nous mesurons nos avancées à partir de notre déclin et non pas à partir de notre statut originel d’êtres humains libres. Comme le dit si bien Amos Wilson : « Quand on ignore qui l’on est, on risque de devenir alors tout ce que les autres voudront bien que nous soyons ».
C’est parce que nous regardons notre histoire avec des « yeux étrangers » que nous nous croyons dépourvus d’esprit d’initiative et d’entreprise. Dans le domaine économique, ce sont plutôt les « produits » de l’école occidentale qui redécouvrent l’esprit d’entreprise, pas l’Afrique « traditionnelle » du secteur dit informel, qui n’attend qu’un cadre politique favorable lui permettant de renouer avec son dynamisme d’antan1.
Nous nous contentons d’adopter sans aucun effort de réappropriation, d’adaptation aux réalités locales les dogmes et pratiques européennes qui définissent nos stratégies politiques et économiques, nos lois, nos procédures administratives, nos institutions politiques et éducatives qui sont de pâles copies des leurs2.
Dans le domaine académique, les universités qui devaient former des individus en mesure de contribuer positivement au développement social, politique, économique et culturel de leurs pays ne produisent pratiquement pas de connaissances. Leur rôle se limite à former des personnes répondant le plus aux besoins des entreprises étrangères. La liberté de conduire des recherches est compromise du fait que les chercheurs orientent leurs recherches dans les domaines qui répondent aux attentes de ceux qui les financent.
Le savoir de ceux qui aiment se définir comme des intellectuels, est très rarement mis au service des populations, parce qu’il ne semble pas être conçu pour cela. La tutelle académique semble plutôt les dissuader de procéder à toute tentative de réexamen et de remise en question des paradigmes imposés par leurs maîtres.
Ceux-là même que le « savoir » était censé libérer, n’échappent pas au système de hiérarchisation de la « connaissance ». Leurs discours et interventions, demeurent confinés aux thèmes liés à leur condition : racisme, immigration, causes du « sous développement », tares culturelles de leurs pays. Leur « savoir » ne leur permet pas de parler des questions qui touchent l’Humanité toute entière, ils ne seraient tout simplement pas crédibles sur ces sujets.
Cette situation est d’autant plus préoccupante, que l’espace laissé vide par ces « intellectuels » censés éveiller les consciences, est occupé par les forces conservatrices de toutes confessions religieuses, qui dans leur majorité, utilisent les méthodes de manipulation sophistiquées, pour tromper des populations désespérées, leur vendant une fausse spiritualité qui les maintient dans les ténèbres.
Dans le domaine culturel et artistique, nous avons « adhéré » à la hiérarchisation européenne des pratiques artistiques qui a abouti à la dévalorisation des arts non occidentaux.
Bon nombre de créateurs africains ont fini par intérioriser les catégories et stéréotypes véhiculés, se pliant aux catégories définies par d’autres, jusqu'à verser dans l’auto-caricature (voir les représentations sur les pagnes imprimés, les batiks et certaines œuvres de fictions). En voulant trop coller à ces catégories dans leur démarche de création, ils se sont enfermés dans une « authenticité africaine », principalement construite par les ethnologues occidentaux et le marché de l’art, qui finit par les confiner dans les ghettos de la création artistique.
Tandis que les artistes européens peuvent, quant à eux, s’approprier sans aucun complexe, les diverses pratiques artistiques du monde entier sans perdre leur « âme ».
S’est-on interrogé sur la façon dont la demande touristique façonne et influence la pratique artistique et artisanale dans nos pays ? Notre rapport aux masques qui étaient conçus pour être utilisés à l’occasion de cérémonies rituelles sociales ou religieuses, serait-il le même s’ils n’étaient pas appréciés par les Européens ? N’est ce pas réduire l’esthétique de l’art africain aux objets rituels, ignorant la beauté dans les objets usuels du quotidien ?
L’intérêt pour l’art de la récupération n’est-elle pas une façon de confiner l’art africain au statut d’art « primitif » ?
Nous trouvons tout à fait normal de vivre dans des sociétés où la « réussite », l’excellence se juge en fonction de la reconnaissance par les Occidentaux, non pas selon les standards locaux.
Comme le disait un vieux sénégalais, « nous sommes les seuls au monde à laisser nos enfants s’immerger dès le bas âge dans le bain de la culture de nos colonisateurs de la culture des étrangers, pour qu’ils nous reviennent adultes, armés de leurs connaissances tirés ailleurs, en se frappant la poitrine avec arrogance, pour nous traiter avec le même mépris qu’affichent leurs maîtres à notre endroit. Et pourtant, nous savons qu’ils sont des ignorants, la façon dont ils gèrent notre pays en est la preuve évidente».
A bien y réfléchir, nous sommes parmi les rares peuples, dont les modèles sont ceux qui sont légitimés de l’extérieur, qui gagnent leur statut et leur prestige en fonction de leur reconnaissance par l’Occident, de la maitrise de ses langues, de son histoire et de sa culture. Peut-on imaginer l’inverse ?
Notre rôle dans la mondialisation, consiste à nous vider du meilleur de nous-mêmes, pour nous remplir du pire des autres ; et nous considérons cela comme le prix à payer pour entrer dans la « modernité ».
Nous continuons de penser la condition des Africains selon la perspective des dominants, nous rendant ainsi aveugles à notre propre réalité. Les rapports des « grandes » organisations internationales qui fournissent la légitimité intellectuelle à l’exploitation des peuples, servent de catéchisme pour aborder la réalité de nos pays et nous installe dans cette paresse qui nous empêche de produire des connaissances.
Il est impératif de rompre avec ce rapport de « créateur à créature » que nous entretenons avec l’Occident, ceux qui nous fournissent la définition du monde, un peu à l’image de Dieu qui après avoir crée Adam, lui enseigna les noms de toutes choses.
Nous devons comprendre que la vie intellectuelle des pays occidentaux est étroitement liée à leur vie politique, leurs défis sociaux, leurs aspirations et interrogations existentielles. Nous ne pouvons pas nous permettre de toujours nous approprier les préoccupations des autres, il nous faut penser notre condition si nous voulons la dépasser.
Rompre avec la tutelle intellectuelle c’est cesser de fonctionner à partir des narrations, ordres et agendas décidés et de nous atteler à l’édification d’Etats véritablement « Africains » et ne plus céder à cette autocensure en refusant de nous prononcer sur des questions qui nous affectent particulièrement en tant qu’Africains.
L’Afrique n’a pas à être dirigée par la « communauté internationale ». Nous devons commencer à construire un monde à notre image, cesser de croire en l’illusion d’un avenir meilleur au sein d’un système qui a organisé notre oppression.
L’expansion du modèle occidental ne signifie pas sa supériorité, elle traduit plutôt l’efficacité de la logistique et des moyens mis en place pour imposer et « vendre » son mode de vie qui permet de faire vivre ses économies.
La « théorie du développement » que l’on nous impose, permet non seulement de pérenniser notre dépendance, mais elle la légitime, car nous acceptons ainsi tacitement, l’idée de la supériorité intellectuelle des Occidentaux. Nous reconnaissons de fait, notre incapacité à résoudre nos problèmes par nous-mêmes, d’être les acteurs de notre progrès, à partir d’une vision conforme au sens que nous donnons à notre existence.
Devons-nous envisager notre vision du développement, comme une simple copie du modèle occidental qui a montré ses limites ?
Les civilisations naissent, grandissent et meurent. Cette domination occidentale n’a pas toujours existé, elle n’occupe qu’une durée négligeable sur l’échelle de l’histoire humaine. Elle n’est donc point éternelle. D’ailleurs, elle montre depuis longtemps des signes d’essoufflement.
Rompre avec la tutelle ce n’est pas refuser tout échange avec les autres mais ne plus participer, du coin de la table, au « monologue » de l’Occident ; ne plus penser par rapport à l’Occident ou contre l’Occident. Il ne s’agit pas non plus, dans une démarche irréfléchie de rébellion, de ne plus embrasser ce que rejettent les Occidentaux, ou rejeter ce qu’ils valorisent, mais retrouver notre liberté de penser, valider la vérité dans notre propre contexte et perspective.
Rompre avec la tutelle intellectuelle, c’est encourager la production endogène de connaissances et savoir-faire, en dialoguant davantage avec nos peuples.
Ce qui nous donnera ainsi l’opportunité de penser de façon critique nos sociétés, de ne pas réduire la culture africaine aux stratégies d’accommodation à l’oppression. La culture n’est pas une bulle protectrice qui nous installe dans notre zone de confort. Elle ne sert pas seulement à supporter les moments difficiles, elle nous fournit les ressources nécessaires nous permettant de repousser nos limites, de dépasser notre condition et d’aller à la conquête de nos rêves. Si elle ne nous le permet pas, nous devons alors la transformer, car le processus de transformation et d’adaptation de la culture est un phénomène fondamentalement culturel.
Nous devons refuser de limiter la « richesse » de notre culture aux seuls chants et danses, qui coupées des valeurs fondamentales, ne sont que des activités folkloriques dénuées de sens. La véritable richesse de notre culture devrait nous libérer de l’humiliation de la servitude et la pauvreté.
La nécessité s’impose de penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes, de sortir de cette attitude de constante réactivité, de cette pauvreté dans la production d’idées, d’absence de perspectives et d’alternatives qui sortent des sentiers battus. Le temps est venu de nous réapproprier les concepts fondamentaux, de revisiter les notions de la démocratie, d’éducation, de liberté, et surtout revoir notre conception de la richesse et du prestige, afin de ne plus laisser les autres nous imposer leur vision du monde.
Sidya Diop
Notes
1 « Avant les voyages d’exploration du quinzième siècle, dirigeants et négociants Africains avaient établi des relations commerciales avec le monde méditerranéen, l’Asie occidentale et la région de l’Océan Indien. A l’intérieur du continent lui-même, les échanges entre populations voisines s’inscrivaient dans un cadre commercial à grande échelle. Les négociants venus de la Grande Bretagne, de la France, du Portugal et des Pays-Bas qui ont commencé à commercer le long des côtes atlantiques de l’Afrique, ont donc rencontré des populations à la tradition commerçante bien établie et réglementée par des dirigeants expérimentés et astucieux…… Contrairement à la croyance populaire sur l’Afrique précoloniale, les fabricants locaux de l’époque, créaient des objets de qualité comparable, si non supérieure à ceux de l’Europe préindustrielle. En raison de leur avance dans la maîtrise de la technologie du fer, les forgerons de certaines régions de l’Afrique subsaharienne produisaient de l’acier d’une meilleure qualité que ceux de leurs homologues en Europe, et les ateliers textiles très développées produisaient de beaux tissus destinés à l’exportation bien avant l’arrivée des Européens. »
« Trade among European and African precolonial nations developed relatively recently in the economic history of the African continent. Prior to the European voyages of exploration in the fifteenth century, African rulers and merchants had established trade links with the Mediterranean world, western Asia, and the Indian Ocean region. Within the continent itself, local exchanges among adjacent peoples fit into a greater framework of long-range trade.The merchants from Britain, France, Portugal, and the Netherlands who began trading along the Atlantic coast of Africa therefore encountered a well-established trading population regulated by savvy and experienced local rulers. ……Contrary to popular views about precolonial Africa, local manufacturers were at this time creating items of comparable, if not superior, quality to those from preindustrial Europe. Due to advances in native forge technology, smiths in some regions of sub-Saharan Africa were producing steels of a better grade than those of their counterparts in Europe, and the highly developed West African textile workshops had produced fine cloths for export long before the arrival of European traders.
Bortolot, Alexander Ives. “Trade Relations among European and African Nations.” In Heilbrunn Timeline of Art History. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2000
http://www.metmuseum.org/toah/hd/aftr/hd_aftr.htm (October 2003)
2 « La distance est infinie entre ces difficultés et les outils que l’Europe propose aux pays africains pour les aider à intervenir sur leurs universités. Avec ses outils, l’Europe tend à exporter sa manière de concevoir, de traiter et de résoudre les problèmes sans accorder attention à la réalité vécue par les acteurs ; elle nie leur capacité à établir un diagnostic correct des difficultés et à penser des manières de les surmonter.
Les responsables des universités africaines savent que le modèle de Bologne n’apportera pas de solution à leurs problèmes les plus aigus et les plus urgents. Sans autre choix, ils sont forcés de l’accepter comme référence ».
Charlier Jean-Émile, Croché Sarah, « L'influence normative du processus de Bologne sur les universités africaines francophones », Education et sociétés 1/2012 (n° 29), p. 87-102
Lien : www.cairn.info/revue-education-et-societes-2012-1-page-87.htm